L'obscure clarté de l'air de David Vann

Ce roman m’a été offert pour mon anniversaire par mes amis Maude et Laurent. Ils partagent avec moi ce goût pour la mythologie et imaginaient que ce roman ne pourrait que me plaire. Et ils avaient raison, qu’ils en soient remerciés ! Ce roman est une réécriture moderne de Médée. Je trouve son histoire passionnante bien que monstrueuse. J’ai déjà lu la Médée d’Euripide, celle de Corneille et Médée-Kali de Laurent Gaudé. Autant dire que cette légende me plait et je la connais assez bien. Et voici une autre et nouvelle version de ses aventures, magistrale.

Médée est un personnage fascinant. Petite-fille d’Hélios, dieu du soleil, elle pratique l’art de la magie comme sa tante Circé. Par amour pour Jason, elle va quitter sa patrie, trahir sa famille, tuer à plusieurs reprises. Le roman s’ouvre sur une longue traversée : grâce à l’aide de Médée, Jason vient de subtiliser la toison d’or au roi de Colchide, père de Médée. Après leur forfait, ils ont embarqué avec les argonautes dans l’intention de rapporter la toison à l’oncle de Jason, Pélias. Ce dernier est censé lui laisser le trône en échange. Pour retarder Éétès, père de Médée qui les poursuit en bateau, Médée a tué et découpé son frère dont elle sème les fragments repêchés par le père éploré.

« Elle se baisse et prend un morceau de son frère, un pied tranché à cheville, et elle le presse contre sa poitrine, elle ferme les yeux, elle essaie d’éprouver quelque chose pour lui, pour sa famille, pour sa maison, et n’éprouve rien. Une autre vie, la vie d’une autre. Une chair froide, pas différente d’une viande animale. C’est un pouvoir étrange, trop de pouvoir. »

Ce qui m’a immédiatement impressionnée, c’est l’écriture. Pas de verbes conjugués, ou si peu. Des phrases très ponctuées, un rythme incroyable, une prose quasi poétique scandée comme dans les épopées de l’Antiquité. Le style de l’auteur rend compte d’abord de l’urgence et du suspens qui pressent Médée et les Argonautes : les groupes nominaux suffisent à montrer l’inquiétude du groupe d’être poursuivi par un roi déterminé qui pourrait les anéantir. Cette écriture permet aussi de rendre compte des fragments du corps d’Apsyrtos disséminés dans la mer : les phrases sont comme des touches impressionnistes, séparées les unes des autres par cette absence de verbes.

J’ai également été emportée par le personnage principal : une Médée cosmique et duale, comme l’indique l’oxymore du titre : L’obscure clarté de l’air. Sa part lumineuse lui vient de son grand père Hélios mais Médée préfère cultiver sa part sombre, attirée par le contraire du feu solaire : l’eau, la nuit et l’obscurité qu’elle vénère sous la forme de la déesse Hécate. Le point de vue interne est presque toujours celui de Médée. On accède ainsi à ses pensées, ses projets, ses peurs, ce qui, malgré sa monstruosité, lui confère une certaine humanité.

J’ai trouvé la première partie un peu longue, mais sitôt que la traversée est terminée, l’action se resserre, s’accélère et s’accompagne d’une évolution dans le style. Les passages qui décrivent des choses horribles sont marqués par des sonorités dures, du moins dans la très belle traduction en français.

J’ai également aimé les thèmes. Ce roman, à travers une histoire millénaire, nous parle de la condition de la femme et se montre d’une actualité désarmante. Médée cherche à s’émanciper, se montre ambitieuse, s’oppose aux hommes qui la maltraitent, l’humilient ou la réduisent à l’esclavage. Elle est d’ailleurs le personnage le plus courageux (le plus fou aussi, Ok, on est d’accord), bien plus que les guerriers de l’Argo ou des rois qu’elle rencontre. David Vann est un auteur féministe qui rappelle que les luttes des femmes datent… depuis toujours ! Mayday Médée ! La femme peut se rebeller et elle possède un pouvoir – pas seulement magique – dont les hommes n’ont, hélas pour eux, pas forcément conscience.

« Les hommes ne songent jamais aux conséquences. On leur donne trop, et ils pensent que tout leur sera encore dû. »

C’est aussi un roman sur le pouvoir et l’orgueil, qui vont souvent de pair. À travers les péripéties que vit Médée, l’auteur nous propose une réflexion sur ce qu’est la domination (et son corollaire la soumission).

« Le monde entier, silencieux, la paix immense d’un roi assassiné. À quoi ressemblerait le monde, si aucun homme n’y régnait plus jamais ? »

Il traite de la responsabilité que chacun a de ses choix et de ses actes, des conséquences qu’ils peuvent entraîner. Médée est une femme entière, qui balance entre la passion amoureuse fatale et l’ambition démesurée, et se révèle l’incarnation de la vengeance la plus terrible qui puisse exister. Splendide !

L’obscure clarté de l’air, de David Vann

Roman américain paru en France en 2017. 259 pages chez Gallmeister.

Titre original : Bright air black,  traduit par Laura Derajinski.

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12 commentaires sur “L’obscure clarté de l’air, de David Vann

    • 28 janvier 2018 à 7 h 33 min
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      L’écriture est très particulière, mais personnellement j’ai beaucoup aimé, et j’espère que ça te plaira aussi ! Bon dimanche !

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  • 28 janvier 2018 à 8 h 22 min
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    David Vann, j’y reviens toujours…il a un style particulier mais quand on aime on ne peut s’empêcher de le relire. Ainsi j’avais beaucoup aimé « Sukkwan Island » puis j’avais trouvé beaucoup trop violent « Goat Mountain » et je m’étais promis de ne plus rien lire de lui…mais l’été dernier j’ai succombé et je me suis régalée avec « Aquarium »…Ses romans sont toujours très forts et son écriture ne peut qu’être bouleversante et parfois même dérangeante. Alors forcément un jour je lira ce titre-là aussi 🙂 Il faut juste choisir le bon moment ! Merci en tous les cas pour ta chronique très complète qui nous fait replonger avec délice dans l’Antiquité. Bon dimanche

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    • 28 janvier 2018 à 10 h 08 min
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      Oh mais tu es une adepte de cet auteur ! Moi, c’est mon premier roman de lui et j’avoue que son écriture ne peut pas laisser indifférent. Ce roman-là est également assez violent, parce que le personnage de Médée l’est aussi. Mais en même temps, le texte est puissant, poétique et le personnage fascinant au-delà même de sa monstruosité. J’espère qu’il te plaira si tu as l’occasion de le lire. En tout cas, revisiter la mythologie est toujours une source de bonheur. À bientôt !

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  • 28 janvier 2018 à 11 h 50 min
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    Ca m’intéresse beaucoup! Moi aussi j’adore la mythologie, et le personnage de Médée m’a toujours intriguée même si ce n’est pas celui que je connais le mieux… Je le note!

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    • 28 janvier 2018 à 15 h 12 min
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      Comme toi, j’adore la mythologie gréco-romaine. Médée est extraordinaire parce qu’elle est à la fois un monstre et une femme blessée. On hésite sur l’image qu’on peut avoir d’elle, elle est tout à la fois et c’est ce qui lui donne, malgré les meurtres affreux qu’elle commet, un peu d’humanité. J’ai aimé ici la prise de position de Vann qui a fait d’elle une féministe ambitieuse.

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  • 28 janvier 2018 à 21 h 42 min
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    J’ai été toujours so-so avec David Vann… mais s’il y a Médée à travers tout ça… pourquoi pas. Je retenterai peut-être le coup.

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    • 29 janvier 2018 à 1 h 16 min
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      Je n’ai rien lu d’autre de David Vann que je découvre ainsi. La puissante de son écriture est indéniable, et le thème m’intéressait particulièrement. Je suis très heureuse que mes amis m’aient fait découvrir cette oeuvre et cet auteur, mais je vois dans vos commentaires que c’est un écrivain qui peut déranger. Je ne sais pas si je lirai d’autres romans de lui.

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  • 30 janvier 2018 à 17 h 06 min
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    Wow. Bravo à toi d’avoir relevé le défi de résumer le mythe de Médée pour qu’on s’y retrouve, car tous les mythes sont compliqués sur le plan narratifs (nombreux personnages et actions) ! J’ai dû lire deux fois ce résumé tant c’est complexe. Cet article m’a surtout donné envie de lire Euripide, pour commencer. Les mythes sont une source immense (à vrai dire exclusive) de description de l’humanité et on en revient à eux dans tous les domaines et écrits.
    Bref ! Mettons-nous à la lecture des mythes !

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    • 31 janvier 2018 à 1 h 27 min
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      Haha ! J’ai essayer de le résumer simplement mais ce n’est jamais facile en mythologie : comme tu l’écris, il y a tant de personnages, tous plus ou moins de la même famille qu’il est parfois impossible de dessiner un arbre généalogique convenable. Je te rejoins complètement sur l’idée de lire des mythes des auteurs antiques. J’ai relu Eschyle l’an dernier et je vais sans doute relire d’autres pièces grecques cette année. J’adore ! Je ne sais pas si tu es sur Livraddict mais j’ai proposé un challenge avec des lectures de l’Antiquité (mais pas seulement) qui pourrait t’intéresser : Au fil des siècles. N’hésite pas à participer 😉

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  • 31 janvier 2018 à 1 h 39 min
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    Oh excellent ! Non, je ne connaissais pas livreaddict et je viens de jeter un coup d’œil au challenge. Je pense que je vais participer !! Merci.

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    • 31 janvier 2018 à 6 h 47 min
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      Super ! Plus on est de fous, plus on rit ! 🙂

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